1. L'autobiographie de Jean
Nous disposons de peu d'informations sur le père Jean l'Étranger, ou Ivan Strannik, nom qu'Ivan Kulîghin s'est soit vu attribuer par son père spirituel, soit donné tout seul, une fois avoir découvert une réalité « autre » du fait de son initiation: il signifie une vocation et un destin dont il souligne à maintes reprises, mais avec beaucoup d'humilité, la portée et la signification'. Il ne faisait que reprendre un thème ancien : l'itinérante perpétuelle de « l'étranger » était déjà associée au IIIe siècle au thème de « l'envoyé » (àngelos) dans un texte syriaque cité par Scrima, qui souligne ses connotations gnostiques2.
Ces informations proviennent de quelques rares témoignages des survivants du cercle d'études spirituelles connu sur le nom de Buisson Ardent. Nous disposons aussi des écrits du père Jean lui-même, confiés à Sandu Tudor, fondateur du Buisson Ardente son héritier spirituel, dont l'archive est conservée dans la bibliothèque du Saint Synode de Bucarest'.
Le premier de ces écrits a un caractère autobiographique; cinq autres sont des « lettres » adressées à ses disciples. Nous disposons enfin de six lettres envoyées de prison à ses amis entre le 9 et le 21 janvier 1947, avant sa déportation, et de deux lettres en date du 7 et du 9 janvier 1946, adressées au patriarche Nicodème, dans lesquels Jean demande l'approbation de rester définitivement au monastère Cernica des environs de Bucarest. Il y a enfin le plus célèbre de ces écrits, sa Lettre testamentaire aux disciples, dont plusieurs traductions ont été publiées4.
Jean l'Étranger est né le 24 février 1885 à Elet, dans la province d'Orel, cadet d'une fratrie de cinq enfants. Son père meurt deux semaines après sa naissance, et on peut supposer que sa mère l'avait confié à une famille d'accueil, car il parle peu de la sienne. A l'âge de huit ans il va à l'école, et à neuf ans est enfant de choeur et se dit ébloui par la beauté des chants religieux. Dès son jeune âge, se sent attiré par la religion, mais est mécontent de la manière dont on enseignait celle-ci. Peu attiré par les jeux et les occupations des enfants de son âge, commence à lire des livres sur la religion et le premier qui lui tombe entre les mains est un livre sur le monastère d'Optino ce qui, à la lumière des événements ultérieurs, devrait avoir eu pour lui une signification tout particulière. Ensuite, Jean suit quelque temps des cours à l'Ecole d'Art Dramatique, mais est vite déçu par la vie bohème des artistes. Après le gymnase, il travaille dans un magasin alimentaire à Rostow, loin de sa ville natale. Un jour, passant à côté d'une église, se surprend penser que, au heu d'être resclave des hommes, mieux vaut d'être l'esclave de Dieu. Il demande à son employeur de travailler dans un emploi administratif, ce qui lui laissera du temps pour fréquenter l'église.
Le miraculeux a une place de choix dans son récit: une cliente aisée, impressionnée par sa piété, lui parle du père Jean de Kronstadt qui pratiquait les guérisons par l'imposition des mains et qui l'avait guéri de cette façon d'une grave maladie'. Jean lui écrit aussitôt au sujet de sa mère malade, qui avait des « crises démoniaques » (l'épilepsie?). Jean de Kronstadt prie pour elle et le même jour sa mère guérit. Jean tire la conclusion que, dès ses 16-17 ans, la Grâce divine était avec lui6. Pendant le sommeil, la vision d'une église blanche en cours de construction et une voix lui disant que l'église lui appartient le rendent convaincu de sa vocation. La lecture du Sbornik le décide d'entrer dans les ordres, mais il ne savait pas comment procéder et craint qu'on ne lui demande une taxe d'admission7. Il écrit au père guérisseur en demandant de l'aide, mais se heurte à un refus, car il n'avait pas accompli son service militaire. Alors il va voir le père Jean Domovski, devenu plus tard un respecté père spirituel, mais celui-ci ne peut pas l'aider non plus. Déçu, avec un ami, fils d'un riche commerçant, attiré lui aussi par la vie monastique, Jean pan à Kiev, siège de plusieurs églises de renom. C'était en 1904, il avait 19 ans. Pendant son périple il visitera plusieurs monastères abritant des reliques de saints russes, et chaque visite le renforcera dans sa détermination de prendre l'habit. A Kiev ils sont bien reçus, nourris et logés dans le grand monastères, mais là aussi il se heurte à un refus quand il demande à être reçu dans les ordres. De Kiev il ira à l'ermitage Poloscevo, où il rencontrera son prieur dont l'histoire de la conversion au monachisme l'impressionne, et de là à Optino Poustyne, ermitage célèbre fondé par le grand archimandrite Païssy Velitchkovsky, qui avait aussi abrité Dostoïevski. Ici il sent « quelque chose de mystique » et décide d'y rester. Il constate que le prieur Josèphe, était, comme les saints, entouré d'un halo lumineux pendant qu'il faisait sa prière9. C'est Josèphe qui lui donne la bénédictionRi. Ce terme revêt, chez les moines pratiquant « la prière du coeur », une signification particulière: il s'agit de la transmission mystique de la Grâce divine, que seul le « père spirituel » pouvait accomplir.
S'ensuit l'énumération des moines et des ermites rencontrés pendant ses pèlerinages l'ayant guidé et aidé. Jean énumère ici tous ceux qui l'ont guidé dans sa quête spirituelle: à part Josèphe, Anatole, le futur prieur (ais rets), Barsanuphe, ancien officier converti au monachisme par le même Jean de Kronstadt, Nectaire, Théodose et plusieurs autres. A Optino vivaient alors plus de 300 moines. Dans le Caucase, Jean rencontre d'autres ermites arrivés « au sommet
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troupes de l'Armée Rouge, il se réfugie à Odessa, à l'époque occupée par l'armée roumaine alliée des Allemands. D'ici il entrera en Roumanie et trouvera asile au monastère Cernica. C'est dans ce monastère aux environs de Bucarest que Nicolas, âgé de 85 ans, va mourir et y sera enterré, en 1944. Pendant toutes ces pérégrinations il a été accompagné par son confident Jean Kulighin. Jean sera arrêté par les Soviétiques en octobre 1946. Torturé, jugé pour trahison en tant que citoyen soviétique et condamné à 10 ans de travaux forcés, Il sera déporté fin janvier et on n'entendra plus parler de luis.
2. Les autres écrits La lettre testamentaire aux disciples est son texte le plus célèbre, plusieurs fois publié. Sa version dactylographiée, qui avait circulé en samizdatpendant la période communiste, due au père Gheorghe Rosca, a été incluse dans l'édition de 1993 du Sbornic (recueil russe de textes sur la « prière de Jésus »), publiée par l'Évêché orthodoxe d'Alba lulia'6. Deux traductions plus récentes en roumain sont dues à Alexandru Mironescuu et au père André Scrime, tous les deux membres du Buisson Ardent, cercle d'études spirituelles fondé par Sandu Tudor et dont le guide spirituel a été le père Jean. Anca Vasiliu a donné récemment une traduction française d'après le texte de Scrime. Nous donnons ici une nouvelle traduction de la Lettre, car elle représente la quintessence de l'enseignement de Jean. La division en paragraphes2° suit celle de Scrima.
la. Grâce soit rendue à Dieu qui, en ce moment même, nous montre Sa bienveillance. Afin que nos esprits en nos coeurs soient réconfortés dans la pleine union avec Dieu.
1b. Et afin qu'ils ne soient pas ébranlés ni votre confiance dans les voies de la divine Providence, ni la confiance dans l'étranger » que vous avez, non sans mystère, connu sur la voie vers le salut des âmes qui sont Siennes, je vous montrerai, à l'aide de Dieu, en évoquant brièvement en ce moment quelques signes et moments épars, seulement ce qui peut transparaître par écrit.
1c. Je rends témoignage avec force de l'oeuvre de la Providence qui s'est accomplie et qui n'a pas cessé de s'accomplir en moi. Je témoigne à nouveau de la plénitude de la miséricorde divine qui se répand sur nous et sur ceux que Dieu va encore choisir, par des voies impénétrables et de différentes manières, comme instruments à la gloire de son saint Nom.
2a. Bienheureux soient ceux qui n'ont pas douté de moi, votre indigne père et prieur,
2b. Qui me trouve parmi vous comme « messager étranger »21.
2c. En vérité, ce n'est pas parce que moi, être humain avec ses qualités et sa défauts, j'aurai quelque chose de différent, mais par la grâce de Dieu, l'incomparable grâce de Dieu. C'est elle qui m'a choisi malgré mon indignité; c'est elle qui guide mes pas et demeure en moi, Son serviteur.
2d. Du temps de ma jeunesse même, la douce énergie de la Providence a été compatissante avec moi et, sur la voie de ma délivrance, m'a donnée la bénédiction porteuse de la grâce divin de l'Héritage. Elle m'a donné aussi un père spirituel rempli de grâce divine. Aussi, et surtout, elle m'a donné, tout au long de mon pèlerinage, la grâce sans intermédiaire de l'esprit de la puissance et de la sagesse.
2c. De tout cela je vous ai parlé plusieurs fois de vive voix et je vous donnerai sans doute d'autres détails. Parce que « nous parlerons beaucoup et nous n'en finirons pas, mais la fin de nos paroles est Dieu parmi toutes choses » comme dit, comme pour cela, le fils de Sirach dans le Livre de la Sagesse (43, 31)n. Et il ajoute tout aussi en accord avec cela: « En Le glorifiant, que pouvons-nous
2f. Malgré ma faiblesse, je Le remercierai toujours car, sur l'échelle du développement spirituel, Il m'a révélé avec vigueur tellement de fois la vérité et la force de sa grâce. Mais, comme dit l'empereur prophète Salomon: « La sagesse de Dieu est plus belle que le soleil et l'ordre des étoiles: si on la met à côté de la lumière, elle la dépasse » (Sg. 7, 29). Or, son pouVoir oeuvre à travers les faibles et les ignorants. « Qu'il est grand ton Nom, Seigneur » dit le psalmiste. Ta splendeur et ton pouvoir sont chantés par la bouche des ignorants, par la bouche des enfants et des tout-petits »
3a. Et ainsi, le Seigneur m'a fait don de ce que l'on appelle « La Tradition charismatique de l'Héritage spirituel » et du pouvoir de guider les âmes des hommes vers le salut.
3b. En regardant en arrière pour voir la distance parcourue, moi, le voyageur qui depuis soixante-quatre ans parcourt cette vie, je reconnais que, dès le début, le Seigneur s'est empressé de verser dans mon jeune coeur la flamme invincible de Son amour.
3c. Je rends grâce à Dieu parce qu'Il n'a cessé de remplir ma vie intérieure et de la combler de ses dons innommables. Je suis rempli d'humilité devant la grandeur de ces dons qui sont plus grands que tous les biens de la terre, dons que le monde et l'esprit humain ne peuvent pas pénétrer.
3d. Je rends grâce à Dieu parce que, dés mes premières années, Il m'a porté sur ses voies secrètes jusqu'aux sources intarissables d'où coule en abondance la grâce, sources gardées par les vieux Pères dans les ermitages, dans les montagnes et dans des recoins à l'abri du monde.
3e. Oui, je rends grâce à Dieu qui a fait fondre ensemble dans mon jeune coeur, sur le seuil de l'âge adulte, l'abondance des dons desquels je vis encore et je me renouvelle, abondance que les souffrances et la voie tortueuse de ma vie n'ont cependant pas laissé se perdre, mais que j'ai gardés avec soin et appréhension et j'ai essayé de ne pas les diminuer. Au contraire, avec hardiesse spirituelle parlant, je peux témoigner sans faute que moi, le humble et l'ignorant, malgré
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De sa prison, avant d'être déporté, Jean écrit entre le 9 et le 21 janvier 1947 six lettres dont k contenu est nettement différent de ses écrits précédents. C'est un homme vieux, malade et effrayé qui craint le froid de son pays natal et le long chemin qu'il aura à parcourir. Il supplie ses amis de lui envoyer ses vêtements chauds et ses gros souliers d'hiver. Il demande avec insistance l'intervention du patriarche Nicodème auprès les autorités d'occupation pour intercéder en sa faveur, ce que celui-ci fera, sans grand succès d'ailleurs. Il leur demande de faire le tri de ses livres et de ses manuscrits et de ne garder que ceux ayant un rapport avec l'orthodoxie. Il paraît se rendre bien compte du caractère subversif, aux yeux de l'occupant, des écrits ayant un rapport avec le cercle du Buisson Ardent, vu par les Russes comme une organisation contre-révolutionnaire de gens riches et cultivés dirigée contre les Soviets28. Deux lettres de Russie lui semblent particulièrement compromettantes29. Un passage de la lettre du 10 janvier est édifiant:
Toute chose spirituelle est ici là l'enquête, n.n.j dénaturée dans un sens contre-révolutionnaire. Ils ne comprennent rien aux choses spirituelles. Toutes les conversations d'Antim sont classées dans la catégorie des actions subversives contre les Soviets. Parmi les participants ont été certains avec des intentions bienveillantes, je ne sais pas qui, mais je pense plutôt aux personnes de sexe féminin. Mettez de côté tout cc qui, parmi mes biens, est écrit en russe ou en roumain, à part les livres slavons. Il y aura peut-être une perquisition, même s'ils n'ont rien à confisquer, mais il faut se prémunir contre le mal".
La résignation transparaît dans sa dernière lettre du 21 janvier, où il demande de donner aux pauvres sa maigre fortune, dont l'objet le plus précieux, une montre Longines avec la vitre cassée:
La condamnation est cruelle. 10 années de travaux forcés, 3 ans d'interdiction et la confiscation de la fortune. Mais ce que je vous prie, par cette lettre, est que vous prenez tous mes biens de Cernica, qui ne me sont pas parvenus: la croix pectorale et deux autres, une montre noire Longines avec la vitre cassée, deux frocs, une neuve grise et une noire, les vêtements, l'Evangile, l'Antimis 31, les livres, les petites icônes, la couette en laine, l'oreiller et en général tout ce qui reste de moi.
Les difficultés m'attendent. Seul Dieu est puissant et peut les alléger. Mes biens, en premier lieu la montre, vendez-les et distribuez-les aux mendiants et aux églises, pour l'aumône, afin que mon sort soit allégé. Je vous prie avec insistance de vendre mes biens petit à petit et de les distribuer aux pauvres, afin que mon sort soit allégé.
Le convoi peut partir entre 26 et 30 janvier. Je vous prie avec insistance de m'aider avec vos prières, à la maison a à l'église, mais surtout avec l'aumône.
Après m'être établi quelque pan et si je suis encore en vie, je vous écrirai. Je vous envoie ma dernière étreinte et la bénédiction de Dieu.
Jean a fait une forte impression sur ses interlocuteurs. Nous disposons de plusieurs témoignages en ce sens. Alexandru Mironescu, qui décrit sa première rencontre avec le père Jean au monastère Cernica (probablement pendant l'été 1944), le compare à Christ et Leontie (qu'il appelle « le bienheureux Leontie ») à l'un des apôtres32. Celui-ci était un caporal originaire de Bessarabie (la Moldavie actuelle). Le récit de leur rencontre fortuite dans un tramway bucarestois fait partie de l'hagiographie de Jean : suite à cette rencontre, Leontie, qui parlait russe, quitte son emploi sur le coup, suit Jean et devient son interprète. Il sera déporté en même temps que son maître et enverra plusieurs années plus tard une carte postale d'un camp en Sibérie, qui contenait la « prière du coeur ».
Mironescu voit dans la rencontre avec Jean un signe et lui reconnaît une forte présence spirituelle:
Est-ce que Dieu a fait venir le père Jean de si loin, afin que nous le rencontrions? Aussi présomptueuse et abracadabrante soit cette question, il m'est difficile de l'éliminer de mon pauvre esprit, accablé parfois par tellement d'événement étranges! En tout cas nous avions grand besoin de lui, qui était un confesseur grand et expérimenté, nous avions besoin de lui-même, car il détenait les réponses à une série de questions et problèmes très sérieux qui étaient les nôtres. Après nous avoir dit et enseigné, durant une série de rencontres inoubliables, certaines chose essentielles qui, je crois, personne d'autre au monde ne pouvait faire, il est parti; c'est-à-dire il a été enlevé par les Russes, kidnappé par les Russes". Et il est parti pour de bon, le pauvre et énigmatique étranger, par le chemin des errances bizarres de ces temps d'apocalypse, quand des certains mystères de la vie chrétienne sont semés des manières les plus étranges qui soient"!
Le Père Jean [...) était une personnalité, une grande personnalité spirituelle. Il avait un contour ferme, une identité particulière, une forte empreinte spirituelle, un style adéquate pour transmettre une expérience unique et pour nous inconnue. [...J Tout parlait (en lui, n.n.) d'une présence tout à fait remarquable".
Et j'ai compris que le Père Jean est une personnalité qui sert une ancienne et authentique tradition, qu'il a appris et pratiquée dans un monastère avec une vie spirituelle que nous ne pouvons même pas imaginer avec certitude. Rien de ce que j'ai entendu et appris du Père Jean n'a pas été contredit plus tard par les écrits des Saints Pères, que le lis continuellement. Au contraire, ils n'ont fait que confirmer la valeur de l'enseignement vivant que nous a donné le Père Jean. [..J En tout cas, le Père Jean est celui qui m'a pris la main et m'a dit, comme un père à son enfant: « Voilà, ceci est le chemin qui mène à ton coeur »36.
Racontant le même événement qui marqua le début de la présence de Jean parmi les membres du groupe du Buisson Ardent, la visite à Cernica de Sandu Tudor, Mironescu et le père Boghiu, André Scrima confirme le charisme du père Jean :
Le père Jean les recevra avec une chaleur d'âme restée entière jusqu'au dernier moment. Et avec la simplicité de celui qui connaissait le sens prédestiné de ces rencontres. Depuis lors et jusqu'à l'automne 1946, quand il sera arrêté, le père Jean a été tout le temps entouré de ses nouveaux amis, partageant son temps entre Antim et Cernica. Lui-même nous encourageait sans cesse: « Mettez-moi toutes les questions que vous désirez, profitez de ma présence tant qu'il est encore possible; dans peu de temps, je serai pris et emporté loin d'ici s. 1...1 Son « enseignement » combinait la rigueur de la connaissance certaine — reçue tant de la lecture des textes traditionnels, que de l'expérience vécue — avec la souplesse d'une âme basée sur la miséricordem.
3. Hésychasme et gnose. L'influence de René Guénon
Nous avons déjà dit que la Lettre testamentaire est un texte qui, vraisemblablement, a été « construit » en plusieurs étapes, car plusieurs textes antérieurs contiennent des fragments de ce discours que l'on petit qualifier d'« initiatique ». Une idée centrale le parcourt comme un fil rouge: Jean est un élu de Dieu qui l'a choisi comme « messager ». [empreinte christique y est clairement présente: « Heureux soient ceux qui n'ont pas douté de moi ». Mais Jean ne se voit pas seulement comme une incarnation du Christ; dans une certaine mesure, il est plus proche des textes gnostiques que des récits du Nouveau Testament. Plusieurs témoignages que nous allons discuter dans les pages suivantes laissent penser que l'hésychasme comportait en effet une « initiation » qui garde certains traits du christianisme primitif et confirme une intuition de Guénon qui, pourtant, avait douté de sa capacité de conserver les traces de l'ésotérisme chrétien primitif". Plusieurs éléments typiques du discours gnostique chrétien se retrouvent dans les textes des Pères de l'Eglise, Clément d'Alexandrie et Origène notamment, d'où Jean aurait pu s'inspirer".
Reprenons ici les éléments d'inspiration gnostique qui jalonnent ce court texte:
1. Seulement « ce qui peut transparaître par écrit » est évoqué dans la Lettre ( 1 b). [enseignement oral prime, l'écriture ne sert qu'à fixer un cadre général, neutre, elle n'est qu'une sorte d'« aide-mémoire » qui résume l'essentiel, mais seulement ce qui est communicable, ce qui ne présente pas de danger. Le secret est consubstantiel à la doctrine, non pas parce qu'elle serait ressentie comme ésotérique en soi, mais parce qu'il y a toujours quelque chose d'incommunicable qui l'est de par sa nature même, qui ne peut se transmettre que directement, de maître aux disciples. La transmission orale de maître au disciple est typique de l'hésychasme et se fait à travers une initiation spéciale dont tous les commentateurs avisés ont gardé le secret.
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« gardiens » de la grâce divine qui les choisit comme réceptacles, tout comme les lieux reclus où ils vivent sont plus propices à recevoir sa présence que le monde profane (2d-3d). Jean les a rencontrés et a vécu à leurs côtés, il leur a consacré plusieurs passages et écrit leur nom avec vénération, mais son propre rôle il le voit autrement: il doit transmettre ce don, ne pas être seulement son dépositaire. On peut dire que, si les ermites vivent dans l'attente de la parousie, pour lui le moment eschatologique est déjà venu. Scrima a souligné, à plusieurs reprises, les rapports entre l'hésychastne et la gnose: « atteindre le coeur » à travers la prière de Jésus c'est atteindre le centre de l'être spirituel qui se confond avec l'Esprit Saint. Cette expérience s'accompagne d'une sensation de douleur physique suivie par un sentiment de paix exprimé par des larmes de joie quand l'identification avec Dieu devient manifeste; ce phénomène est typiquement gnostique4s. Ailleurs, il parle de la croix comme « agent dans la gnose contemplative de l'intellect
»46.
Le texte le plus instructif dans ce sens est probablement l'entretien de saint Séraphim de Sarov avec Nicolas Motovilov47: la face du saint brille comme le soleil à midi, il ressent une silence et une paix inexprimables, une douceur et une béatitude indicible envahit son âme, il ressent une chaleur intérieure en plein hiver comparable à celle d'un bain de vapeur, une odeur qu'on ne peut comparer à rien sur terre et qui est l'aromate de l'Esprit Saint, flotte autour de lui, etc°.
Si les origines de l'hésychasme se confondent avec les premiers siècles chrétiens et si c'est dans la renaissance athonite du xvlue siècle que les grands mystiques russes ont puisé leur doctrine, et même si leur contexte culturel était différent, l'on doit chercher les sources de la spiritualité qui anime les mystiques orthodoxes du début du xxe siècle dans la même recherche de renouveau de la Tradition qui ont été aux origines du guénonisme. Scrima ne s'est d'ailleurs pas trompé en soulignant que, pour ces mystiques, le sens de la Tradition était « celui de l'intériorisation du temps quand le corps historique de l'Empire d'Orient s'est disloqué ». Ensuite, la Tradition serait, dans un sens plus guénonien, « le redressement de la doctrine et de la vie spirituelle (...] autour de la Sainte Montagne [...] face à l'avènement de l'homme 'moderne' et de son angoisse dans la seconde moitie du xviir siècle »49.
Il serait peut-être un peu prématuré de parler de « l'angoisse de l'homme moderne » dans ce xvnle siècle très mouvementé, certes, mais assez loin encore de ce mouvement de retour aux sources qui a été propre à la deuxième moitié du )(me siècle, et dont le guénonisme n'a été que l'aboutissement le plus célèbre, mais somme toute tardif. Mais Scrima a sans doute raison d'affirmer que Guénon a eu tort de dire que cette transmission initiatique s'est perdue dans le christianisme; les écrits de Jean seraient la meilleure preuve du contraires°.
Cependant, Guénon avait admis qu'un caractère initiatique avait dû se maintenir dans l'hésychasme, même si plus ou moins amoindri au cours des temps modernes. Dans l'hésychasme, dit-il, « l'initiation proprement dite est essentiellement constituée par la transmission régulière de certains formules". Il tenait sans doute ses informations sur l'hésychasme de Lovinescu, qui l'en avait informé suite à sa visite à Athos52 et, si on ne trouve pas celui-ci parmi les membres du Buisson Ardent, c'est sans doute à cause de sa conversion à l'Islam. Mais d'autres adeptes de Guénon, Marcel Avramescu et Anton Dumitriu y étaient, et il semble bien possible que Scrima aurait pu tirer ses rapprochements théorétiques de ces derniers. Dumitriu est la source (identifié par Mutti) de Vâlsan qui, dans quelques articles publiés dans Études Traditionnelks53, donne quelques détails sur l'initiation hésychaste qui comporterait sept degrés correspondant aux sept mystères évangéliques, information que nul autre témoignage ne permet de vérifier". Vâlsan reproduit le passage de la Lettre de Jean publié par Scrima dans son article d' Hermèsss mais possédait aussi sa version roumaine, qui lui fournit l'occasion de quelques commentaires supplémentaires. Il conclut en interprétant le texte de Kulîghin dans un sens purement guénonien, ce qui est sans doute excessif.
On sait que le clergé et les théologiens orthodoxes admettent difficilement un quelconque rapport de l'hésychasme avec la gnose"; mais cela ne devrait pas étonner. De l'intérieur même du courant guénonien, Marco Pallis niait aussi l'existence d'un courant ésotérique dans le christianisme primitif, ce qui a donné lieu à la polémique ci-dessus mentionnée avec Vâlsan.
D'un autre avis est Enrico Montanari. Les témoignages de Dumitriu et Scrima" seraient une pétition de principe: ils ne démontreraient l'existence d'un ésotérisme chrétien que par son interprétation dans un sens guénonien, et d'autre part ce serait l'hésychasme même qui légitimerait l'interprétation de Guénon. Mais il reconnaît que l'ésotérisme hésychaste mérite d'être considéré en tant que problèmes'. C'est peut-être la position la plus prudente, mais rappelons-nous que l'ésotérisme ne se reconnaît pas d'après la déclaration de foi des adeptes (ils sont presque toujours convaincus d'être sur le chemin de la vraie foi et en accord avec le dogme), ni ne petit être réfuté par peur d'introduire un soupçon d'hérésie dans la foi chrétienne.
L'allusion à une doctrine secrète, la présence d'un « messager » porteur de l'initiation qui sera transmise à quelques adeptes seulement, à l'aide d'un rituel spécifique, son lien direct avec Dieu affirmé avec force à plusieurs reprises, sont des éléments constitutifs d'une gnose chrétienne dont seuls les aléas de l'histoire ont empêché l'entière réalisation". Ehésychasme lui offrait la base doctrinaire et le groupe d'études spirituelles connu sous le nom de Buisson Ardentlui a fourni le cercle de disciples. Ce phénomène, l'émergence d'un courant gnostique au
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un des plus grands théologiens orthodoxes", le Monseigneur André Scrima (à l'époque étudiant de Dumitriu à l'Université de Bucarest), les archimandrites Sofian Boghiu, Benedict Ghius, Roman Braga et Felix Dubneac, les pères Arsenic Papacioc et Adrian Fageteanu.
Ses réunions avaient lieu chaque dimanche soir après la messe, dans la bibliothèque du monastère Antin' du antre de Bucarest. Le public était nombreux, il y avait des nombreux étudiants et souvent la salle de la bibliothèque étant pleine on y assistait debout dans l'escalier. On lisait et on commentait dans une perspective théologique des œuvres littéraires et des textes patristiques, on faisait des conférences sur des sujets théologiques suivies de séminaires pendant lesquels le public posait desquestions et on pratiquait la • prière du coeur • après une bénédiction. Tudor et k père Jean donnaient des conseils sur la manière de la pratiquer68. Entre 1945 et 1947, l'année de sa déportation, k père Jean a été le mentor spirituel du groupe69.
Le activité des groupes religieux a été interdite par décret en 1948. En 1949, Sandu Tudor, désormais k frère Agathon, est arrêté; l'année suivante cesseront aussi les réunions d'Antim. Sorti de prison en 1952, Tudor prend l'habit sous le nom de père Daniil et, après un séjour au monastère de Crasna. se retire à l'ermitage de Rarau. Ici il tente de constituer un groupe d'environ 12 personnes, des gens issus des milieux très modestes, auxquels enseigne la • prière du cœur • et des éléments de théologien. De son ermitage, il descend souvent à Bucarest et, à cette occasion, des réunions des anciens membres du groupe ont lieu clandestinement, k plus souvent dans la maison d'Alexandru Mironescu. Ils seront arrêtés dans la nuit de 13-14 juin 1958 et, après un procès dont les sentences étaient connues d'avance, condamnés pour haute trahison. Tudor mourra en prison en 1960 (ou en 1962 d'après d'autres témoignages). Le lieu de sa sépulture reste inconnu. Les autres seront libérés en 1964 grâce à une période de relative libéralisation. Le grand poète Vasile Voiculescu avait été gracié en 1962 mais, âgé de 75 ans au moment de son incarcération, mourra peu après suite au traitement brutal qu'on lui avait infligé pendant la détention.
Des raisons idéologiques et politiques expliquent l'acharnement du régime communiste contre le cercle d'Antim. Le groupe. très connu à l'époque dans k milieu bucarestois, représentait un noyau diffus de résistance spirituelle qui sortait du cadre plus restreint et plus facile à contrôler du milieu ecclésiastique, ce que le pouvoir communiste ne pouvait tolérer. Sa méfiance s'était accrue suite aux liens avérés de certains religieux avec la résistance anticommuniste, active dans les montagnes jusqu'au milieu des années cinquante". ll faut aussi dire que cette période, qui a duré jusqu'au relatif dégel commencé en 1964, a été celle de la plus dure répression contre tout ce qui semblait être hostile au régime. Après l'interdiction des partis politiques et l'emprisonnement de leurs derniers dirigeants et après l'élimination des derniers résistants anti-communistes cachés dans les montagnes. l'Eglise restait la seule institution où une quelconque résistance contre l'idéologie communiste pouvait encore s'exprimer. Tudor et son groupe étaient un de ces foyers de résistance spirituelle que Tudor et certains ecclésiastiques considéraient alors comme la seule encore possible. Tout cela n'explique pas la brutalité de la répression, mais explique peut-être les motivations.
Braga affirme que, même si le groupe était surveillé depuis 1947, ce qui a attiré l'attention de la Seruritate plus d'une décennie après, quand le groupe ne se réunissait plus que d'un manière occasionnelle et l'a décidé de mettre fin à ses activités, a été l'article d'Olivier Clément, qui lui aurait ouvert les yeux sur l'intérêt de l'Occident pour ce mouvement religieux par son essence même anti-communiste et sur le danger représenté par l'adhésion d'intellectuels connus à un tel groupen. Il est très probable que Braga tenait cette information de Tudor lui-même.
Les choses sont probablement plus nuancées. D'après les déclarations faites à la Securitate par un « co-détenu » de Tudor, un informateur placé dans sa cellule pour l'espionner pendant l'enquête qui a suivi à l'arrestation de 1958, celui-ci s'était vanté que Scrima avait commencé à publier dans la presse française des articles parlant de lui :
Il a un disciple (c'est comme ça qu' il l'appelle sans dire son nom) qui est parti à Paris. Celui-ci a commence de publier dans la presse française quelques articles où il parle aussi de lui. La manière de le présenter présente, c'est vrai, un certain danger pour lui".
Mais il est très probable que la Securitate le savait déjà. Naïf, Scrima avait écrit à Tudor, Ghius et Mironescu à ce sujet, et ses lettres ont été interceptées. Une adresse du Service des Informations internes (la Ille Direction de la Securitate) demandait au Service d'Enquêtes Pénales d'établir si Scrima, dont on savait maintenant qu'il avait pris contact avec des « personnalités théologiques » en France et leur avait parlé du Buisson Ardent et de Tudor, avait « transmis ses instructions aux membres du groupe ■74. On pouvait les accuser ainsi non seulement d'être des membres de la Garde de Fer, clé de voûte de l'accusation au procès'', mais aussi d'être à la solde des puissances étrangères. Scrima en serait ainsi une cause involontaire de l'arrestation du groupe, mais non la seule.
Quoi qu'il en soit, une comparaison avec les cercles gnostiques des premiers siècles chrétiens ne semble pas fortuite. Tout comme ceux-ci, durant une période historique trouble, un groupe composé de gens venus d'horizons très divers tenta de se coaguler autour d'un « maitre spirituel . dont non seulement l'enseignement, mais tout l'horizon spirituel était en contradiction avec son environnement politique et culturel et exprimait un profond désir de renouveau spirituel. Il a été sans doute « antimoderne »77 si on prend en compte sa tentative de retour aux sources du christianisme des Pères du Désert et les traits qui le rapprochent de la mouvance guénonienne. Il peut être considéré aussi un des précurseurs de ce que l'on appelle aujourd'hui « les nouveaux mouvements religieux ».